L’enjeu clé de la continuité numérique dans les collectivités

Le numérique a profondément transformé l’action publique locale en une décennie. Mais contrairement à des chantiers matériels, son empreinte est immatérielle, volatile, dépendante des dynamiques d’équipe et de connaissance. Aux élections municipales de 2020, 40 % des maires français étaient nouveaux dans leur fonction (France Info), soulignant la fréquence des renouvellements dans les collectivités. À chaque alternance, nombre de projets numériques risquent de s’essouffler, de perdre en cohérence, voire d’être abandonnés. Comment éviter que l’impulsion numérique ne s’interrompe en fin de mandat ? Quelles méthodes adopter pour transmettre une véritable culture collective, au-delà des individus et des cycles politiques ?

Identifier les risques de la rupture numérique

L’effet coup de balai reste fréquent au changement d’équipe. Une étude de l’Observatoire Data Publica (2022) a révélé que 54 % des collectivités voient une partie de leurs projets numériques ralentir ou être remis en cause après une alternance (Data Publica). Les principaux risques :

  • Perte de documentation : Fichiers épars, récits oraux non formalisés, absence d’historique des décisions rendent le transfert d’informations fragile.
  • Départ des référents clés : Agents ou élus porteurs du projet ne sont pas toujours remplacés, et leurs compétences se perdent.
  • Principe de table rase : Certains nouveaux exécutifs souhaitent effacer les initiatives héritées, parfois par manque de compréhension des enjeux ou d’alignement.
  • Dépendance excessive à un prestataire ou logiciel propriétaire : Rendant difficile la migration ou l’évolution du système d’information en cas de rupture de contrat.

La rupture numérique n’est pas sans coûts : retard de services, perte de confiance des usagers, gaspillage financier (reconception, pertes de licences…), voire exposition à des risques juridiques (non-respect du RGPD ou d’obligations d’archivage).

3 axes d’action : politique, organisationnel et technique

Assurer la continuité de la gouvernance numérique requiert une double vigilance : anticiper le passage de relais et instituer une culture commune. Trois piliers structurent cette démarche :

1. L’alignement stratégique et politique

  • Inscrire le numérique dans les fondamentaux de la collectivité. Plutôt que de porter une “marque de mandat”, il s’agit d’aligner la stratégie numérique avec le projet de territoire et les enjeux durables : inclusion, accès au service public, sobriété, résilience.
  • Mettre en place des chartes ou feuilles de route adoptées par l’ensemble des groupes politiques. Cela favorise l’appropriation collégiale et limite les remises en cause.
  • Communiquer sur les impacts concrets du numérique auprès des élus, agents, habitants. Les ateliers de co-construction avec la population (citizens’ hackathons, consultations) et des rapports d’évaluation annuels offrent un ancrage.

2. L’institutionnalisation organisationnelle et RH

  • Définir explicitement les fonctions de référents numériques. La nomination d’un responsable de la transition numérique ou d’un CDO (Chief Digital Officer) dans la collectivité aligne les équipes, limite la personnalisation du projet.
  • Favoriser la mobilité interne et la formation continue des agents. Selon le Baromètre de la transformation numérique des collectivités locales (Observatoire Collectivités Numériques), 63 % d’entre elles déplorent un manque de compétences numériques en interne.
  • Documenter systématiquement les projets et processus (livrables, guides, histoire du projet). L’adoption de plateformes de documentation interne (type wiki ou drive partagé, voire Notion ou Confluence) structure la mémoire.
  • Engager un archivage électronique et une gestion patrimoniale des données. Ce socle, souvent sous-estimé, garantit de retrouver dossiers, versions et décisions clés.

3. Des choix techniques garants de la portabilité

  • Privilégier les standards d’interopérabilité et les solutions ouvertes quand c’est possible. Le recours à l’open source limite la dépendance et facilite la reprise des systèmes.
  • Rédiger des cahiers des charges précis, pensés pour l’évolutivité. Un bon CCTP (Cahier des Clauses Techniques Particulières) impose par exemple la propriété publique du code ou des bases de données.
  • Mettre en place des audits réguliers de reprise (kick-off de nouveaux prestataires, audit RGPD, etc.). En amont du changement d’équipe, auditer les systèmes d’information et planifier les migrations permet d’éviter la perte de service critique.

Bonnes pratiques issues du terrain

De nombreuses collectivités expérimentent des dispositifs de passation numérique étudiés ou distingués :

  • Synthèses de mandat numérique : Depuis 2022, la ville de Lyon réalise un “bilan numérique de mandat” systématique, diffusé aux nouveaux élus et à l’ensemble des agents. Y figurent : cartographie des solutions utilisées, chantiers menés, dysfonctionnements, priorités pour la suite (Ville de Lyon).
  • Journées de passation multi-parties prenantes : Brest Métropole organise à chaque nouvelle gouvernance un séminaire réunissant l’ancien et le nouveau commandement, les chefs de projet, référents citoyens et prestataires. Des templates de travail partagé sur l'identification des risques, chantiers inachevés, budgets et documents produits sont utilisés.
  • Capitalisation par wiki ou base de connaissances collective : La communauté d'agglomération Grand Montauban a ouvert un wiki interne pour archiver procédures, notices, dossiers numériques, accessible à tous les agents, référencée lors de chaque onboarding.
  • Labelisation et documentation externe : Certains territoires se voient labellisés “Territoire Numérique Libre” notant la capacité à documenter, ouvrir et transmettre les projets au-delà du mandat (Territoire Numérique Libre).

Il est fréquent que la transmission soit également accompagnée d’une liste succincte :

  • Inventaire des contrats et prestataires numériques,
  • Schéma directeur du système d’information,
  • Calendrier d’entretien et de renouvellement des équipements,
  • Accès aux outils de gestion de mots de passe et droits d’accès,
  • Catalogue de formation en ligne accessible à la nouvelle équipe.

Quelques écueils fréquents à anticiper

  • Le syndrome du “cloud oublié” : des services souscrits pendant un mandat n’étant plus utilisés ni suivis, facturés sans utilité ou oubliés dans les renouvellements de contrats.
  • Méconnaissance de la réglementation : par exemple l’obligation (décret 2016-1673) de transmission d’un “inventaire des outils informatiques et du référentiel de données administratives” à chaque changement d’exécutif.
  • La fracture entre services : une gouvernance numérique trop dépendante de la DSI, au détriment des services métier, bloque souvent la diffusion de la culture numérique au sein de la collectivité.
  • L’arrêt brutal de dispositifs pilotés en mode projet “piloté par l’élu” : par exemple des outils citoyens, plateformes participatives, souvent portées par des adjoints ou des cabinets.

Entretenir une culture du “numérique héritage”

Au fil des mandats, les collectivités ayant réussi leur transition numérique ont bâti un “héritage”, composé :

  • D’un socle de données publiques structuré (listes électorales, budget participatif, urbanisme…).
  • D’usages partagés (outils collaboratifs, démarches en ligne, circuits validés).
  • De communautés d’agents et de partenaires, formées ensemble sur les nouveaux dispositifs, capables d’en assurer la veille et la passation.
  • De dispositifs d’innovation continue, consolidant le numérique dans les orientations pluriannuelles (budgets alloués, séminaires d’équipe, outils d’amélioration continue, etc.).

C’est la somme de ces éléments qui permet, au-delà du simple transfert technique, de pérenniser la capacité d’innovation, voire d’accélérer la transformation lors d’une alternance.

L’héritage numérique, levier pour la résilience démocratique

La continuité du numérique ne garantit pas seulement la stabilité des services : elle protège la collectivité contre le risque de dépendance vis-à-vis de quelques individus ou fournisseurs. Elle permet d’intégrer la participation citoyenne sur le long terme en s’appuyant sur des dispositifs éprouvés, et d’instiller une réflexivité sur les choix technologiques. Là où le pilotage numérique est collectif, ouvert et documenté, la collectivité devient plus résiliente, capable de naviguer à travers la complexité des transformations, quelles que soient les alternances.

Le défi n’est plus seulement d’acquérir des solutions innovantes, mais bien de transmettre et renouveler une culture de gouvernance numérique, assumée comme un bien commun à préserver et enrichir, mandat après mandat.

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