Appel à projets numériques : des enjeux de terrain, des critères décisifs

Depuis une dizaine d’années, collectivités, élus et institutions multiplient les appels à projets (AAP) pour dynamiser la transformation numérique des territoires. Rien qu’en France, plus de 600 AAP à impact numérique ont été recensés en 2022 selon La Gazette des Communes, couvrant des sujets aussi variés que les transitions écologiques, les smart cities, l’e-santé ou la médiation numérique.

Pourtant, la publication d’un appel à projets ne garantit pas, à elle seule, la réussite des dispositifs : les projets sélectionnés doivent répondre à la fois aux priorités publiques et aux besoins du terrain, tout en résistant à l’effet d’aubaine ou à l’écueil de l’innovation gadget. Les critères de sélection, loin d’être de simples formalités administratives, conditionnent la réussite et la pérennité des initiatives numériques locales. Quels sont les critères de sélection pertinents et structurants dans les AAP numériques ? Comment éviter les angles morts ?

Comprendre la diversité des critères : une grille multidimensionnelle

Sélectionner un projet numérique demande un équilibre entre ambition, faisabilité, utilité, et valeurs publiques. Les grilles d’analyse se complexifient, à mesure que le numérique irrigue tous les pans de l’action publique. Partons de l’existant : selon un rapport du Secrétariat général pour l’investissement (France 2030, 2023), on retrouve régulièrement 6 grandes familles de critères :

  • L’impact et la valeur ajoutée collective
  • L’innovation et l’originalité de la démarche
  • La faisabilité et la maturité technologique
  • La gouvernance, l’organisation, et la capacité à essaimer
  • L’accessibilité, l’inclusion numérique
  • La gestion responsable des données, la sécurité et l’interopérabilité

Ces familles recoupent des critères parfois très précis, qui varient selon le porteur, le sujet, le périmètre géographique ou encore le public visé (voir le guide d’analyse de France Tiers-Lieux, mars 2023).

Critère n°1 : Impact territorial et valeur d’usage

Le premier écueil reste de soutenir des projets trop « hors sol » : pour y répondre, l’impact local, social ou environnemental est pratiquement systématique dans les évaluations. Cela passe par plusieurs dimensions :

  • Nombre de bénéficiaires et public cible : l’attention est portée au nombre et à la nature des personnes touchées (écoles, seniors, familles, entreprises locales…).
  • Effet d’entraînement : capacité du projet à essaimer dans d’autres territoires, à susciter des dynamiques collectives ou à structurer un écosystème sur la durée.
  • Adéquation besoins / solutions : des projets partant d’un diagnostic partagé avec les parties prenantes (élus, associations, animateurs terrain) sont valorisés. « Un projet réussi est toujours coproduit », souligne la Banque des Territoires (2022).

Des comités de sélection (par exemple celui du Fonds Avenir Montagnes Ingénierie) attribuent parfois jusqu’à 30 % de la note finale à l’impact territorial.

Critère n°2 : Innovation, mais pas à tout prix

La dimension d’innovation reste incontournable. Mais la compréhension du mot a évolué : il s’agit moins d’un « effet wahou » technologique que de capacité à renouveler les usages, à répondre autrement à un problème concret.

  • Innovation d’usage : le CNFPT ou l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) rappellent que l’innovation peut consister à adapter une solution existante à un nouveau public ou à un nouvel usage (ex : réutiliser le QR code en médiathèque pour renforcer l’accès aux ressources).
  • Innovation sociale : la coopération entre acteurs publics, privés ou citoyens, l’engagement de publics éloignés du numérique, ou la capacité à outiller la démocratie locale.
  • Innovation technologique : solennellement promue mais désormais replacée au service d’un objectif d’intérêt général.

L’innovation doit également s’évaluer selon le potentiel d’essaimage, de reproductibilité, ou l’ouverture des solutions (open source, open data). Plusieurs appels à projets du ministère de la Transition numérique accordent un bonus de 10 à 20 % aux projets reposant sur des technologies libres ou interopérables (source : France Num, 2023).

Critère n°3 : Faisabilité, maturité et viabilité

  • Maturité technique et organisationnelle : la présence d’un pilote identifié, de partenaires experts, de premiers tests ou POC (Proof of Concept), le niveau de détail du cahier des charges, sont systématiquement attendus.
  • Budget et planification : un budget clair, une temporalité réaliste (beaucoup de dispositifs demandent une mise en œuvre effective sous 12 à 18 mois), et le détail des dépenses par poste.
  • Mesures de durabilité : quelles sont les conditions de maintien et d’autonomie du projet une fois la subvention achevée ? Les projets portés exclusivement par un prestataire extérieur, ou dépendants d’un financement ponctuel, risquent souvent de ne pas perdurer.

Le rapport d’évaluation du programme « Hubs France Connectée » (2023), montre que 40 % des porteurs sous-estimaient la charge de maintenance ou les ressources RH nécessaires à l’extension des usages numériques.

Critère n°4 : Inclusion, accessibilité et lutte contre la fracture numérique

L’inclusion et l’accessibilité deviennent incontournables – au point qu’un nombre croissant de fonds publics (notamment DSIL, Plan de Relance « France Relance », France 2030) inscrivent explicitement ce critère, avec l’obligation de préciser :

  • Des solutions adaptées aux publics éloignés (personnes âgées, personnes en situation de handicap, zones rurales isolées…), particulièrement dans les AAP destinés à l’e-administration ou à l’accès aux droits
  • Des modalités d’accompagnement humain (formation, ateliers, médiation…) et une attention au langage utilisé (clarté, pédagogie, multilinguisme si possible)
  • L’application des référentiels d’accessibilité numérique : RGAA (Référentiel Général d’Accessibilité pour les Administrations), accessibilité mobile, compatibilité avec les outils d’assistance

Selon l’INSEE, 13 millions de Français étaient en situation d’illectronisme en 2022 : le filtre inclusif fait donc figure de prérequis incontournable, y compris sur les solutions les plus techniques.

Critère n°5 : Gestion responsable des données et interopérabilité

Le respect du RGPD, la souveraineté et la sécurité des données, mais aussi la capacité à s’interfacer avec les systèmes existants, constituent des éléments croissants dans les critères. Le rapport 2023 de la CNIL note une augmentation de 17 % des procédures de non-conformité sur des projets publics.

  • Protection des données personnelles : présentation des traitements, durée de conservation, droits des usagers sur leurs données
  • Interopérabilité : compatibilité avec les standards existants (API, formats ouverts, MOA/MOE des collectivités), pour éviter le « verrouillage propriétaire »
  • Transparence sur les hébergeurs et services cloud : identification des lieux de stockage, recours à des offres européennes ou souveraines le cas échéant

Critère n°6 : Gouvernance, participation, essaimage

La dynamique collective autour du projet fait la différence à toutes les étapes :

  • Concertation et implication des usagers : implication effective des bénéficiaires finaux (co-design, ateliers, questionnaires, etc.) dès la phase de conception
  • Partenariats locaux et capacité d’essaimage : mise en réseau (mairies, associations, entreprises), mutualisation des ressources, partage d’expériences
  • Modalités d’évaluation de l’impact : mise en place d’indicateurs clairs, d’un reporting régulier, d’espaces participatifs d’ajustement

L’implication des instances citoyennes, des conseils de quartier, ou l’association d’acteurs non spécialisés en numérique, renforcent l’acceptabilité et la diffusion des innovations.

Tableau de synthèse des critères principaux (exemple type d'analyse)

Famille de critère Exemples précis Pondération constatée
Impact et valeur d’usage Bénéficiaires, effet réseau 20-30%
Innovation Technologique, sociale, d’usage 10-25%
Faisabilité et viabilité Budget, calendrier, pilotage 20-30%
Inclusion/accessibilité Référentiels RGAA, accompagnement 10-20%
Données/interopérabilité Respect RGPD, API, cloud souverain 10-15%
Gouvernance/essaimage Partenariats, évaluation, mutualisation 10-20%

Focus : angles morts et biais fréquents à surveiller

  • Effets d’annonce au détriment du terrain : la tentation du projet « vitrine » ou du pilote déconnecté des pratiques réelles reste un piège récurrent.
  • Innovation surévaluée, inclusion sous-estimée : alors que la fracture numérique demeure majeure, il arrive qu’on privilégie la nouveauté technologique plutôt que l’utilité pour tous. La Cour des comptes l’a pointé en 2022 sur plusieurs AAP « ville intelligente ».
  • Sous-estimation de la dimension d’accompagnement : l’idée que « l’outil numérique suffit » conduit à négliger l’importance des médiateurs, ambassadeurs ou relais de proximité.
  • Rigidité excessive des grilles de sélection : si la grille devient dogmatique, certains projets atypiques ou « hors catégorie » (hausse de la participation citoyenne, innovation procédurale), pourtant porteurs, peuvent être écartés.

Des tendances d’évolution à surveiller : vers des critères plus ouverts

  • Démocratie numérique : de plus en plus d’AAP intègrent l’évaluation de l’impact sur la participation citoyenne ou la transparence des décisions. Plusieurs grandes métropoles françaises (Bordeaux, Nantes, Lyon) expérimentent la co-construction des critères eux-mêmes avec les citoyens.
  • Critères liés à la sobriété numérique : l’empreinte environnementale commence à être explicitement intégrée dans certains appels (ex : Plan France Nation Verte, ou AAP de l’ADEME), via l’évaluation du cycle de vie, la mesure de la consommation énergétique, ou la préférence au reconditionnement.
  • Ouverture des logiciels et dynamiques open data : une attention accrue à l’ouverture des codes sources, à la possibilité pour les administrations de s’approprier et faire évoluer les outils sur le long terme (Référentiel général de réutilisabilité).

Vers une sélection plus partagée et réflexive

À travers ces grilles de sélection, un impératif se dessine : revenir à l’expérimentation, au dialogue et à la contextualisation. La réussite d’un appel à projets numérique ne se joue pas sur la paperasse mais dans la capacité à cerner les besoins du territoire, à articuler innovation, faisabilité, inclusion, et à documenter de façon ouverte les réussites comme les difficultés.

Les jurys les plus efficaces ne s’enferment pas dans une lecture administrative des critères : ils multiplient les allers-retours avec les porteurs, s’appuient sur des expérimentations pilotes et n’hésitent pas à interroger collectivement la pertinence des grilles. À l’avenir, le véritable critère différenciant pourrait bien être la plasticité des dispositifs, et la volonté de rendre compte, étape après étape, du chemin collectif parcouru.

Sources principales : La Gazette des communes, France Num, Rapport CNIL 2023, Guide d’analyse AAP – France Tiers-Lieux, Banque des Territoires, Cour des comptes, INSEE, ANCT, ADEME.

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