Pourquoi la question de la rentabilité s’impose aux projets numériques locaux

Le financement des projets numériques dans les territoires est devenu un enjeu central des politiques publiques locales. Derrière chaque projet — création d’un portail citoyen, déploiement de la fibre, ouverture ou réutilisation de données publiques, solutions de participation numérique ou plateformes de gestion urbaine — la question du retour sur investissement (ROI) se pose, tant face à la raréfaction des financements publics que face à l’obligation de justifier l’usage des deniers collectifs.

La rentabilité, cependant, ne s’évalue pas uniquement à l’aune des économies réalisées : elle englobe l’impact social, l’amélioration de la qualité de service ou la création de valeur pour l’écosystème local. Les collectivités sont ainsi contraintes d’adopter des méthodes d’évaluation à la fois rigoureuses et adaptées aux spécificités du numérique.

Selon une enquête menée par France Urbaine en 2022, moins d’un projet numérique territorial sur trois a fait l’objet d’une évaluation formalisée de son impact ou de sa « rentabilité globale ». Pourtant, cette étape est essentielle, tant pour candidater à des dispositifs de financement (France Relance, FNADT, fonds européens), que pour arbitrer les choix d’investissement.

Définir la rentabilité d’un projet numérique : quels indicateurs mobiliser ?

Le terme de rentabilité peut prêter à confusion dans le secteur public. Il recoupe au moins trois dimensions fondamentales :

  • La performance économique : coût versus économies générées ou nouvelles ressources dégagées par le projet.
  • L’efficience opérationnelle : gains de temps, réduction de la charge administrative, amélioration des processus.
  • L’utilité sociale : qualité de service pour l’usager, inclusion, accessibilité, impact sur la cohésion sociale ou territoriale.

La mesure de la rentabilité implique donc de mobiliser des indicateurs adaptés à chaque terrain. Voici les principales familles d’indicateurs à mobiliser :

  1. Indicateurs financiers : évolution des charges (baisse des coûts de gestion, maintenance, impressions, déplacements administratifs), nouvelles recettes additionnelles (droits, partenariats, valorisation données), calcul du retour sur investissement (ROI, mais aussi VAN, TRI).
  2. Indicateurs d’usage et opérationnels : nombre d’usagers, taux d’utilisation des services, délai moyen de traitement d’une demande, volume de démarches dématérialisées, taux de satisfaction.
  3. Indicateurs d’impact social : taux d’inclusion numérique, écart de services entre zones rurales/périurbaines, retour qualitatif des usagers, accessibilité.
  4. Indicateurs de résilience et de pérennité : interopérabilité avec d’autres systèmes, niveau de dépendance vis-à-vis de fournisseurs, capacité d’évolution et adaptabilité aux besoins futurs (source : ANSSI, Guide SSI pour les projets numériques territoriaux).

Anticiper les coûts cachés et effets inattendus du numérique

Le calcul de rentabilité doit nécessairement intégrer les « coûts cachés » et effets secondaires d’un projet numérique, trop souvent sous-estimés dans les analyses d’impact initiales. Selon le Conseil national du numérique, jusqu’à 15% du budget global d’un projet numérique peut concerner des frais indirects non anticipés lors des phases de conception.

  • Coûts d’accompagnement au changement : formation, accompagnement des agents, documentation, communication, assistance utilisateur.
  • Coûts de maintenance évolutive et sécurité : les cybermenaces impliquent des mises à jour fréquentes, audits, renforcement des dispositifs, rarement intégrés dans le coût initial.
  • Coûts d’intégration et d’interopérabilité : selon le SGINUM, l’intégration à l’existant représente jusqu’à 20% du budget dans les collectivités de plus de 10 000 habitants.
  • Effets d’aubaine, déplacement ou exclusion : certains publics peuvent être « laissés au bord » faute d’inclusion, ce qui engendre des coûts d’accompagnement ou des inégalités accrues sur le territoire.

Une évaluation pertinente de la rentabilité ne peut donc faire l’économie d’une vision globale du coût complet (TCO – total cost of ownership) sur tout le cycle de vie du projet.

Quelques méthodes éprouvées pour évaluer la rentabilité

  • L’analyse coût-bénéfice (ACB) : elle reste la plus utilisée. Elle consiste à lister, monétiser et comparer l’ensemble des coûts et des bénéfices attendus sur une période donnée. Cette méthode est recommandée par l’OCDE pour tous les investissements publics de plus de 250 000 € (source : OCDE, Guide d’évaluation ex-ante).
  • L’analyse multicritère (AMC) : elle s’impose lorsqu’une partie des bénéfices ne peut être mesurée en euros (cohésion sociale, attractivité, accès à la culture, etc.). Cette méthode permet de pondérer plusieurs objectifs et de faire intervenir différentes parties prenantes.
  • Le retour d’expérience croisé : de plus en plus, les collectivités mutualisent leurs démarches d’évaluation, notamment via des réseaux comme France Urbaine, le CNNum, ou les « communautés de pratiques » d’Interconnectés. Cela permet d’ajuster les grilles d’analyse et de corriger les biais (par exemple, une plateforme de médiation numérique dans une commune rurale n’aura pas les mêmes résultats que dans une métropole).

Une clé : adopter une démarche itérative. L’évaluation initiale (ex-ante) doit être suivie de points d’étape et d’un bilan ex-post permettant d’ajuster les indicateurs et les façons de mesurer les impacts réels.

Cas pratiques et variations selon le type de projet

1. Plateformes de services à l’usager (démarches en ligne, prise de RDV, etc.)

  • Bénéfices mesurables facilement : économies sur la gestion guichet (jusqu’à 30% dans certaines grandes villes, source : Ville de Nantes, Bilan e-administration 2023), satisfaction usager, délai de traitement divisé par deux.
  • Points de vigilance : investissement initial élevé, coûts de maintien du service, prise en charge de l’illectronisme.

2. Aménagement et infrastructures numériques (fibre, wifi public, capteurs urbains)

  • Bénéfices directs/indirects : attractivité pour les entreprises, valorisation immobilière (jusqu’à +10% pour les biens fibrés en zone rurale, source : Insee), réduction de la fracture territoriale.
  • Risques financiers : faible taux d’utilisation dans certains secteurs, surcoûts lors de l’extension/rénovation du réseau.

3. Projets de données ouvertes et mutualisation de SI

  • Bénéfices attendus : mutualisation des coûts informatiques avec d’autres collectivités (économies de 15 à 20% selon données DGCL), stimulation de l’innovation via la réutilisation des données.
  • Spécificités : la valorisation de la donnée ou la création de valeur prend plus de temps et se mesure souvent via des indicateurs indirects (nombre d’applications développées, usage des API, nouveaux services créés).

Inclure la rentabilité globale dans les appels à projets et la gestion quotidienne

Au-delà des exigences croissantes des financeurs, intégrer des critères d’analyse de rentabilité globale dans les cahiers des charges (et dès la phase d’expression de besoin) devient une pratique fondamentale. Cela implique également la formation des agents, élus, directions de projets à l’utilisation de tableaux de suivi ou de solutions d’évaluation numérique.

  • Exemple : certains territoires ont conçu des « tableaux de bord de rentabilité » pour suivre l’impact d’un projet année après année, et réajuster leurs choix (exemple : Conseil départemental du Loiret, Plateforme de suivi des investissements numériques).
  • L’inclusion des usagers et partenaires dans l’évaluation permet aussi d’identifier des bénéfices cachés ou inattendus, en particulier sur les axes de la vie associative, de la médiation ou de l’insertion.

De plus en plus d’appels à manifestation d’intérêt (AMI) ou d’appels à projets (notamment dans le cadre des contrats de relance et de transition écologique – CRTE) valorisent une démarche d’évaluation transparente et réplicable, permettant de favoriser la mutualisation et la montée en compétence des territoires.

Outils et ressources pour faciliter l’évaluation

  • La « Boîte à outils d’évaluation de projets numériques » diffusée par l’ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires), propose des grilles et simulateurs en accès libre pour les porteurs locaux (ANCT, Boîte à outils).
  • Certains cabinets spécialisés (comme Capgemini Invent, ou SOPRA-Steria) mettent à disposition de guides de calcul ou proposent des accompagnements spécifiques adaptés aux collectivités.
  • Les réseaux régionaux et fédérations professionelles (ARACT, Interconnectés, France Urbaine…) organisent régulièrement des ateliers pratiques sur la question du financement et de l’évaluation, souvent avec des cas concrets à l’appui.

L’Open Data offre par ailleurs de nouvelles possibilités d’exploitation statistique, ouvrant la voie à la construction d’indicateurs personnalisés à chaque contexte territorial.

Perspectives et nouvelles attentes autour de la rentabilité des projets numériques

Face à l’accélération des transitions numériques, la notion de rentabilité évolue : il ne s’agit plus seulement de rentabiliser chaque euro investi, mais de penser l’impact dans la durée, en prenant en compte l’agilité, la sobriété numérique, la capacité d’adaptation et la résilience du service rendu.

Les financeurs, qu’ils soient étatiques, européens ou privés, tendent désormais à privilégier les démarches de co-évaluation et de transparence. À l’heure où les ressources publiques sont sous pression, savoir démontrer la rentabilité globale d’un projet devient un argument de poids dans le dialogue entre une collectivité, ses usagers et ses partenaires.

Finalement, l’enjeu est de dépasser la seule logique de reporting : il s’agit de construire un pilotage continu, où l’évaluation de la rentabilité s’enrichit d’indicateurs renouvelés, de pratiques partagées et d’une exigence d’innovation responsable, au service de territoires plus justes, ouverts et connectés.

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