Décrypter les attendus du financeur : comprendre avant de rédiger

Première étape pourtant trop négligée : s’immerger dans le référentiel et la philosophie du financeur ciblé. Chaque dispositif possède son jargon, ses priorités et ses contraintes, souvent détaillés dans les guides de l’appel à projets ou les FAQ officielles. Par exemple, France Relance met un accent particulier sur la sobriété numérique et la mutualisation des solutions au sein des collectivités, tandis que des fonds européens type Feder ou Leader attendent de mesurer l’impact territorial sur plusieurs échelles.

  • Analyser la grille de notation : Les appels à projets publics révèlent généralement leurs critères d’évaluation : innovation, impact social, durabilité, financement complémentaire. Certains dispositifs pondèrent à 30-50% le volet “effet levier local”.
  • Repérer les recommandations explicites et implicites : Les webinaires, événements d’informations ou retours d’expériences d’anciens lauréats sont riches d’enseignements. De nombreux porteurs racontent comment leur projet a été “trop technique”, “pas assez partenarial”, ou au contraire “adopté car co-construit avec les usagers”.
  • Rechercher les freins potentiels : Certains financeurs s’abstiennent si le sujet du RGPD ou de l’accessibilité numérique ne sont pas traités en profondeur, ou si le modèle économique proposé est jugé trop fragile.

Tout commence donc par une lecture attentive, puis par la vérification de chaque point de la notice et la collecte de tous les documents justificatifs demandés. Cela semble basique, mais près d’un dossier sur deux déposé dans les fonds régionaux Team France Relance est jugé “incomplet” lors du premier passage, ce qui entraîne souvent un refus d’emblée (source : Association des Maires de France, 2023).

Raconter l’histoire de son projet : au-delà du jargon technique

Aucun financeur n’accorde de crédit à de simples fiches techniques. Aujourd’hui, ce qui fait la différence, c’est la capacité à expliquer le “pourquoi” du projet, sa pertinence locale, et en quoi il répond à un problème tangible du territoire. L'astuce consiste à articuler le récit en trois axes :

  1. L’état des lieux documenté. Utiliser des chiffres locaux : taux de non-recours aux droits numériques (INSEE, 2023 : 17% en zones rurales), fracture de l’accès à la fibre, résultats d’enquêtes réalisées auprès des habitants ou des agents (ex : baromètre annuel « Numérique et Territoires » de Capgemini, 2023).
  2. Le besoin concret. Justifier pourquoi un service de médiation numérique est nécessaire ici, ou pourquoi automatiser un service public stimulerait l’attractivité ou la cohésion sociale.
  3. L’impact attendu. Préciser à la fois les indicateurs quantitatifs (nombre de bénéficiaires, taux de dématérialisation des démarches, nature des économies générées) et qualitatifs (satisfaction des usagers, renforcement de l’autonomie numérique des publics fragiles).

En pratique, l’utilisation de témoignages ou d’exemples de communes comparables qui ont mené le même type de projet peut favoriser l’adhésion du jury. C’est une constante relevée lors des analyses ex-post de l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT).

Structurer le dossier autour de preuves et d’engagements concrets

Un dossier apprécié étaye chaque affirmation par des éléments concrets. Les financeurs veulent des preuves, pas des promesses. Quelques exemples de pièces qui renforcent la crédibilité d’une demande :

  • Lettres d’engagement formelles de partenaires locaux (associations, entreprises, établissements publics), attestant de leur soutien réel, voire financier.
  • Délibérations de conseil ayant formalisé la stratégie numérique de la collectivité ou acté le projet.
  • Maquettes, prototypes, schémas d’urbanisation, wireframes pour illustrer le projet, réalisés idéalement avec les parties prenantes ou des bénéficiaires.
  • Calendrier opérationnel précis (Gantt, livrables, jalons, cas de gestion des risques).
  • Études d’impact annexées : pour un financement DEFFINUM, par exemple, une étude de besoins et un plan d’évaluation ex ante sont requis.

Dans certains cas, la présentation d’outils open source ou de démarches interopérables (conformes aux standards européens, tels que DCAT-AP ou INSPIRE pour la donnée) est particulièrement valorisée, surtout pour les projets liés à la transformation de l’action publique (Etalab).

Démontrer la viabilité et la soutenabilité du modèle

Soulever des fonds est important, les dépenser à bon escient et garantir la pérennité du projet l’est tout autant. Les financeurs publics – qui financent rarement 100 % du projet, hors exceptions – examinent systématiquement :

  • L’équilibre budgétaire : le plan de financement doit être clair, lisible, sans surestimation. Préciser le cofinancement (part de la commune, du département, fonds privés, soutien des caisses de retraites, etc.) montre le sérieux et la capacité à fédérer.
  • La projection à long terme : comment le service sera-t-il maintenu une fois la subvention terminée ? Avoir déjà inscrit une partie des frais récurrents au budget communal, ou sollicité une tarification progressive pour les usagers, rassure sur la maîtrise du risque.
  • L’anticipation des coûts cachés : formation, communication, accompagnement au changement pour les agents, maintenance technique ou gouvernance de la donnée. Ce sont souvent ces “petits montants” qui font échouer la montée à l’échelle après le pilote (source : retour d’expérience Banque des Territoires, 2022).

Enfin, la qualité du budget prévisionnel importe autant que son montant : le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques note une hausse des refus de dossiers en 2023 pour motifs de “budgets surdimensionnés ou imprécis” (transformation.gouv.fr).

L’inclusion, la gouvernance et la sécurité : des axes devenus décisifs

La transformation numérique territoriale s’accompagne aujourd’hui d’une triple exigence : inclusion, participation citoyenne et sécurité. Les instances qui financent veillent à ce que chaque projet prenne en compte :

  • L’accessibilité universelle, selon le référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA), y compris sur mobile et pour des publics éloignés du numérique. C’est un critère éliminatoire pour certains fonds (comme le programme “France Numérique Ensemble” piloté par l’État).
  • L’association des bénéficiaires à la conception du service – via ateliers de codesign, diagnostics participatifs, comités d’usagers.
  • La protection des données, très scrutée depuis la montée en puissance du RGPD. Préciser dès le dossier qui sera le DPO (délégué à la protection des données), quels outils de sécurité seront utilisés (chiffrement, contrôle des accès), et comment seront gérés les droits des usagers.

La non-prise en compte de ces axes explique plus d’un tiers des rejets dans les appels à projets européens tels que le FEDER “Smart Cities” ou les fonds de la Banque Européenne d’Investissement, comme l’ont rapporté de nombreux retours lors des Assises Nationales du Numérique Territorial 2023 (europe-en-france.gouv.fr).

Faire relire son dossier : la force du collectif et de la veille

Personne n’est à l’abri d’un oubli, d’une approximation ou d’une maladresse dans la rédaction du dossier. Le secteur public numérique se distingue par une forte entraide : il est conseillé de s’appuyer sur les réseaux d’agents, les hubs territoriaux pour un numérique inclusif, ou les associations comme Déclic ou France urbaine pour demander conseils et relectures croisées.

  • De nombreuses collectivités mettent en place des comités de lecture internes, sollicitant les DSI, les responsables de la commande publique ou même le conseil des jeunes sur la pertinence du projet.
  • Un œil extérieur (intercommunalité, autre porteur ayant déjà candidaté) détecte souvent les oublis, les passages trop techniques ou les points faibles à réexpliquer.

Ce dialogue, en plus d’assurer la complétude du dossier, permet souvent d’améliorer la maturité et la cohérence du projet. Il est également pertinent de suivre les retours de lauréats publiés sur les sites institutionnels, ou de participer à des ateliers de partage d’expérience, nombre d’entre eux étant régulièrement animés par les DREAL, les CRIGE (Centres Régionaux d’Information Géographique), ou les hubs numériques locaux.

Anticiper l’après : la stratégie d’évaluation et de valorisation

Un dossier réellement abouti ne s’arrête pas à la demande de fonds : il doit prouver, dès la phase amont, comment sera suivi l’impact, l’utilisation, et la dissémination éventuelle. Prévoir un dispositif d’évaluation est devenu la norme :

  • Indicateurs concrets : nombre d’usagers accompagnés, évolution du taux de satisfaction, baisse du temps de traitement, progression de la couverture réseau.
  • Modalités de remontée d’information : bilans trimestriels, restitutions publiques, partenariats avec des instituts de recherche ou de formation locaux.
  • Valorisation et généralisation : communication proactive des résultats, participation à des salons et forums afin que le projet puisse essaimer ailleurs.

Ce volet est aussi celui que nombre de financeurs institutionnels regardent le plus : il est attendu que le projet puisse bénéficier, à terme, à d’autres territoires voire intégrer des réseaux nationaux – mutualisation, partage d’outillage, standardisation, etc. (voir les exigences du Fonds pour la Société Numérique ou du programme “Territoires d’Industrie”, consultables sur cget.gouv.fr).

Perspectives : du solide administratif à l’ambition territoriale partagée

L’exercice de constitution d’un dossier de financement numérique n’est pas qu’une procédure administrative : il structure la vision numérique d’un territoire, impose de questionner la stratégie, mobilise les parties prenantes et permet – même en cas d’échec temporaire – de nourrir les démarches futures. Le numérique n’est plus un simple “plus” technologique : il est au cœur de la résilience, de la sobriété et du lien social, pour peu que les porteurs de projets composent avec exigence technique, engagement collectif et ouverture sur le long terme.

Comme le répètent les experts de l’Agence du Numérique, “un bon dossier ne s’invente pas : il se construit, s’ancre dans les réalités du terrain et s’enrichit des expériences de ceux qui l’ont précédé.” Investir ce temps dans la préparation, c’est déjà avancer vers un numérique territorial qui tient ses promesses.

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