Transformation numérique : une avalanche de projets, mais quelle cohérence ?

Jamais la question du pilotage numérique n’a porté autant d’enjeux pour les territoires. Au cœur des collectivités, l’heure n’est plus à la multiplication de projets isolés, mais à la structuration d’un écosystème capable d’accompagner les transitions. Ce changement de perspective s’incarne à travers une gouvernance numérique solide. Au fil des expérimentations et des retours du terrain, on constate que sans gouvernance, il n’y a pas de réelle stratégie de transformation fédératrice, continue, ni même sécurisée.

Définitions opérationnelles : gouvernance numérique et stratégie de transformation

Pour bien cerner le lien profond entre ces deux notions, il convient de les préciser dans le contexte des territoires.

  • Gouvernance numérique : ensemble de principes, dispositifs organisationnels et outils permettant de piloter l’action numérique, du cadrage stratégique à la mise en œuvre opérationnelle. Elle implique concertation, coordination, arbitrage et évaluation.
  • Stratégie de transformation numérique : feuille de route visant à transformer les services, organisations et usages, en intégrant de nouveaux outils, méthodes et modèles permis par le numérique, au service de la mission publique.

En synthèse, la gouvernance, c’est le “comment” (processus, rôles, règles du jeu) ; la stratégie, c’est le “quoi” (objectifs, priorités, vision) et le “pourquoi” (finalité partagée). Les deux sont indissociables s’il s’agit de changer durablement les pratiques publiques.

Pourquoi la gouvernance numérique conditionne la réussite de la transformation ?

Dans les faits, la gouvernance numérique agit sur plusieurs niveaux-clés du changement territorial :

  • Priorisation adaptée : Seule une gouvernance forte permet de gérer la multiplicité des projets numériques, en évitant la dispersion et le « mille-feuille » d’outils ou de plateformes existant de façon parallèle ou redondante.
  • Portage politique et managérial : Des élus et cadres de haut niveau engagés structurent une dynamique de transformation partagée, dépassant le simple effet d’annonce ou l’innovation gadget.
  • Articulation des acteurs : Gouverner le numérique, c’est impliquer des acteurs variés : élus, DSI, directions métiers, usagers, partenaires publics et privés. C'est une gestion collective qui favorise l’appropriation des transformations.
  • Capacité d’arbitrage : Face aux défis (interopérabilité, sécurité, sobriété numérique, inclusion), un cadre de gouvernance solide aide à trancher et à garantir la cohérence d’ensemble, là où l’empilement décisionnel mène souvent à l’immobilisme.
  • Mesure et amélioration : Gouverner, c’est aussi piloter dans la durée : évaluer les impacts, partager les réussites, ajuster au fil des retours d’expérience et faire grandir la culture de l’évaluation numérique (source : CIGREF).

Les vertus (et mérites) d’une gouvernance numérique adossée à la stratégie de transformation

  • Alignement sur l’intérêt général : La gouvernance assure que la transformation numérique ne répond pas seulement à des logiques d’innovation pour l’innovation, mais aux besoins réels des citoyens, comme l’accès à des services plus simples, plus rapides, plus inclusifs.
  • Maîtrise des risques : Elle structure la gestion des risques nouveaux (fragmentation des systèmes, dépendance aux GAFAM, cybersécurité, conformité réglementaire comme le RGPD).
  • Pérennité et évolution : Un cadre de gouvernance permet d’ancrer la transformation dans la durée au-delà des cycles politiques ou des effets de mode technologique.

Selon l’Observatoire Data Publica 2023, plus de 45% des collectivités françaises reconnues “en avance” sur la transformation numérique affirment que la création d’instances de gouvernance dédiées (comités de pilotage, directions transverses, chartes) a été déterminante dans leurs avancées (source : Observatoire Data Publica).

Quels dispositifs de gouvernance numérique existent dans les territoires ?

Différents modèles se sont affirmés ces dernières années. Parmi les plus répandus, on trouve :

  1. Comités stratégiques du numérique : Sur le modèle du Département de la Gironde ou la Métropole de Lyon, ces comités rassemblent élus, directions, partenaires extérieurs pour fixer les orientations majeures, croiser visions politiques et compétences techniques (source : Département de la Gironde).
  2. Directions de la transformation numérique/Digital officers : Véritables DJIN (“Directeurs du Jeu et de l’Innovation Numérique”) selon l’expression du think tank La 27e Région, ils impulsent et coordonnent au quotidien les projets citoyens, internes, data, etc.
  3. Charte de gouvernance des données ou plates-formes d’innovation ouverte : à l'image de Rennes Métropole ou du Conseil Régional Occitanie, qui structurent l’ouverture, la sécurité et la valorisation des données territoriales.
  4. Laboratoires d’innovation publique : Le Lab Rhinocc, le Lab Pôle Emploi ou le Laboratoire d’Usages du Grand Nancy, qui fédèrent des compétences variées (usagers, agents, startups) dans une logique de co-construction numérique permanente.

Des exemples concrets de l’impact de la gouvernance sur la transformation numérique

  • La Ville d’Angers : Lauréate du label Ville Numérique Responsable 2023, Angers a fait de la gouvernance la pierre angulaire de son ambitieux programme « Angers Smart City ». Comité d’éthique, instance d’arbitrage pluridisciplinaire, implication des citoyens dans la définition des usages – le tout avec une politique volontariste d’inclusion pour lutter contre la fracture numérique (source : ville d’Angers).
  • Dunkerque : La Communauté urbaine a structuré sa gouvernance autour de la donnée, pour piloter ses politiques de transition écologique. Cela s’est matérialisé par des tableaux de bord partagés interservices et une gouvernance ouverte sur le “droit à l’expérimentation”. Dunkerque a pu, grâce à ce pilotage, anticiper l’impact de ses politiques de mobilité et d’énergie locale (source : Catedra/Modernisation du Numérique dans les Territoires).

Quels leviers pour renforcer la synergie entre gouvernance et stratégie de transformation ?

La littérature spécialisée comme les retours concrets convergent sur plusieurs points moteurs :

  • Construire une vision partagée : Plus le schéma directeur du numérique est coconstruit à toutes les strates – élus, agents, usagers, partenaires économiques – plus il devient support d’une transformation portée collectivement (source : La Documentation Française).
  • Instaurer des dispositifs de suivi agiles : Plutôt que des schémas-écrits-qui-dorment, adopter des processus d’arbitrage et d’évaluation évolutifs pour embarquer tous les acteurs dans la durée (exemple : point de situation trimestriel, réajustement annuel du schéma numérique).
  • Renforcer les compétences et les moyens : De la formation des élus (“acculturation numérique” fortement recommandée par l’Assemblée des Départements de France en 2023) à la mobilisation de ressources dédiées, il s’agit de ne pas sous-dimensionner des fonctions de coordination réellement transverses et articulées avec les métiers.
  • Adopter des modalités d’inclusion et de transversalité : Impliquer les usagers, encourager l’innovation “par et pour” les agents, créer des concours d’idées ou panels citoyens (cf. initiatives Bretagne Numérique ou Nantes Métropole).
  • Interopérabilité et ouverture : Privilégier la mutualisation (ex : portails de services publics communs), respecter les standards (RGPD, API ouvertes), et partager les expériences grâce aux réseaux nationaux (Datacités, France Num, Interconnectés).

Défis persistants et points de vigilance à venir

  • Gérer la complexité réglementaire : Le cadre légal se densifie sans cesse, du RGPD à la directive NIS2 sur la sécurité des réseaux. Un pilotage gouverné limite les risques d’infraction et de surinvestissement inutile.
  • Éviter les logiques silotées : Encore aujourd’hui, 37% des collectivités interrogées par Amorce en 2023 déclarent que leur pilotage du numérique est cantonné aux directions informatiques, avec peu d’interaction avec les politiques publiques de transition (source : Rapport Amorce 2023).
  • Assurer l’équité sur le territoire : Une gouvernance trop centralisée peut générer des territoires “bi-vitesse”. L’exemple du réseau “France Services” sur les territoires ruraux montre l’intérêt de pilotages partagés entre État, collectivités et tissu de proximité (source : France Services).

La transformation numérique est indissociable d’une approche “test and learn” où la gouvernance encourage la prise de risque maîtrisée, et où les échecs sont des opportunités d’apprentissage plutôt que des tabous.

Vers des territoires stratèges du numérique : ouverture

À mesure que le numérique pénètre tous les aspects de la vie citoyenne, la question n’est plus de savoir s’il faut transformer, mais comment le faire de manière durable. La gouvernance numérique ne doit pas être vue comme un frein bureaucratique mais comme un accélérateur : elle rend possible la stratégie parce qu’elle la sécurise, la clarifie et la rend collective. Pour les territoires, l’enjeu est d’oser l’expérimentation, de savoir quand arbitrer, d’organiser la coopération et de partager une culture commune. La transformation s’inscrit alors dans un mouvement de fond où le pilotage numérique, loin d’être une simple boîte à outils, devient une composante essentielle de la souveraineté et de l’agilité des territoires.

Pour aller plus loin et partager vos retours d’expérience, initiatives et questionnements : le Mag reste ouvert à vos contributions et cas d’usage, afin de continuer à faire vivre la culture du numérique dans tous nos territoires.

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