Une question de temporalité méconnue (mais décisive)

Dans le langage des collectivités, des établissements publics ou de l’écosystème des smart cities, le « schéma directeur numérique » (SDN ou SDUN) fait figure de passage obligé. Il incarne la feuille de route stratégique des ambitions numériques d’un territoire. Pourtant, une interrogation se pose à chaque lancement et à chaque mise à jour : quelle doit être la durée de validité de ce schéma directeur ? Est-ce un document figé pour 5 ans ? Doit-il évoluer tous les deux ans ? Sa temporalité est-elle imposée par la loi ou par le bon sens opérationnel ? Cette notion de durée, trop souvent réduite à une simple date d’expiration, révèle des enjeux bien plus complexes.

Cadre réglementaire : le flou des textes, l’importance du contexte

Contrairement à d’autres documents territoriaux (PLU, SCoT…), il n’existe pas de cadre législatif ou réglementaire qui impose une durée précise pour le schéma directeur numérique. La circulaire du 24 juillet 2018 sur la transformation numérique de l’administration territoriale, par exemple, évoque l’importance de disposer d’une stratégie, mais laisse le soin aux collectivités d’en définir elles-mêmes la périodicité (source : circulaire du 24/07/2018, Ministère de l’Intérieur).

Toutefois, certains dispositifs nationaux ou européens viennent rythmer l’actualisation des schémas, notamment lorsqu’il s’agit de bénéficier de financements. Par exemple :

  • La DINUM (Direction interministérielle du numérique) suggère des revues de projets numériques tous les 2 à 3 ans.
  • Les exigences liées aux fonds européens (FEDER, FSE+) imposent souvent la présentation d’une stratégie récente pour être éligible à certains appels à projets.
  • L’obligation, depuis la loi République Numérique de 2016, de réaliser des audits réguliers des services numériques peut conduire à revoir la stratégie associée.

Concrètement, la durée d’un SDN dépend donc plus de dynamiques propres (approche projet, enveloppe budgétaire, contextes locaux) que d’une norme descendante.

Des cycles d’actualisation inégaux : chiffres et constats de terrain

Selon l’Observatoire de la Mutualisation Numérique (2023), la moyenne d’actualisation des schémas directeurs numériques dans les collectivités françaises est de 4,7 ans. Les grandes métropoles actualisent en général tous les 3 à 5 ans, tandis que dans les collectivités rurales, le SDN peut rester inchangé plus de 6 ans, voire être reconduit tacitement (source : Observatoire de la Mutualisation Numérique 2023).

Les raisons invoquées par les collectivités pour ne pas réviser plus souvent leur schéma sont multiples :

  • Manque de ressources humaines et d’expertise pour piloter un processus lourd.
  • Peu de moyens financiers pour accompagner les prestataires ou cabinets de conseil spécialisés.
  • Absence de critère d’obsolescence évident : « Si rien ne dysfonctionne, pourquoi tout remettre à plat ? ».
  • Temporalités politiques : le SDN est parfois aligné sur la durée du mandat municipal ou départemental.

Évolutions technologiques et nouvelles attentes : quels facteurs d’obsolescence ?

Le numérique ne connaît pas le rythme des collectivités. Une solution logicielle adoptée il y a cinq ans peut déjà être « dépassée » en termes de sécurité ou d’interfaçage. Les enjeux de souveraineté des données, de cybersécurité et d’accessibilité évoluent à un pas souvent incompatible avec celui de la commande publique.

Parmi les facteurs qui peuvent précipiter l’obsolescence d’un schéma directeur numérique :

  • Changement de législation (ex. : RGPD en 2018, loi sur l’open data, évolutions liées à l’IA)
  • Évolutions techniques majeures (ex. : démocratisation du cloud, apparition de nouveaux protocoles ou standards d’interopérabilité)
  • Rupture organisationnelle (ex. : mutualisation de services numériques à l’échelle intercommunale, externalisation d’infrastructures clés, cyberattaque majeure)
  • Émergence de nouveaux usages citoyens (guichets en ligne, démarches mobiles, participation numérique…)

Un exemple édifiant : lors du confinement de 2020, des collectivités ont dû réviser en urgence leur schéma directeur pour intégrer la généralisation du télétravail et de la relation à distance avec les usagers. Pour un tiers d’entre elles, cela s’est traduit par la réécriture partielle ou totale du SDN en moins d’un an (source : enquête Caisse des Dépôts 2021).

Durée pertinente : entre planification et agilité

Faut-il alors fixer la durée du schéma directeur numérique à 3, 5 ou 7 ans ? Aucune vérité universelle n’existe. Cependant, des tendances se dessinent en fonction des tailles de collectivités, de leur maturité numérique et de leurs ambitions organisationnelles.

Type de collectivité Durée observée des SDN Rythme de révision recommandé
Petites communes & intercommunalités rurales 5 à 7 ans 5 ans, avec points d’étape annuels
Départements, métropoles, grandes agglomérations 3 à 5 ans 3 ans, révisions mineures annuelles
EPCI spécialisés (syndicats mixtes numériques, SCoT numériques...) 2 à 4 ans 2 ans, avec actualisation continue

Dans de nombreux cas, on recommande une approche « dynamique » avec plan d’action à 3 ans, socle stratégique à 5 ans, et une clause de révision annuelle sur points critiques (interopérabilité, sécurité, accessibilité, RGPD…).

Bonnes pratiques pour un schéma directeur numérique toujours pertinent

  • Anticiper : intégrer une clause de révision périodique dès la rédaction initiale, à intervalle raisonnable (1 à 2 ans en fonction de la taille de la collectivité).
  • Co-construire : associer tous les acteurs, usagers y compris, pour identifier en amont les risques d’obsolescence ou d’inadéquation.
  • S’appuyer sur des indicateurs objectivés : suivre l’évolution des solutions, des usages, des incidents (sécurité, disponibilité, réclamations...)
  • Documenter : garder un historique des arbitrages et des évolutions pour faciliter la réactualisation.
  • Favoriser les « schémas vivants » : préférer un document évolutif (wiki, plateforme collaborative...) plutôt qu’un rapport PDF figé dans le temps.

La DINUM, dans son guide pratique de la transformation numérique territoriale (2022), recommande que tout schéma directeur numérique soit régulièrement challengé à la faveur de bilans d’étape et d’ateliers de réflexion réunissant décisionnaires, usagers et prestataires externes.

Risques d’un schéma obsolète : vigilance sur la légalité et l’efficacité

Passer à côté d’une actualisation quand survient un événement majeur comporte des risques concrets :

  • Droits des usagers : Non-conformité RGPD après l’arrivée d’une nouvelle réglementation.
  • Cyber-sécurité : Plan de continuité dépassé en cas de cyberattaque, exposition accrue à des menaces planifiées (ransomware, vol de données…).
  • Perte d’éligibilité : Impossible de candidater à des subventions ou de bénéficier de dispositifs d’accompagnement faute d’une stratégie à jour.
  • Image et confiance : Les collectivités jugées « en retard » sur le numérique perdent l’adhésion des usagers comme des agents.

Ces risques n’ont rien de théorique : lors de la cyberattaque contre plusieurs hôpitaux de l’AP-HP en 2022, des audits ont montré que certains plans stratégiques n’avaient pas intégré de révision depuis plus de 7 ans (source : Le Monde, INAUGURAL 2022).

De la durée à la pertinence : penser « ajustement » plutôt que « date d’expiration »

La maturité numérique d’un territoire ne se mesure plus uniquement à la robustesse de son plan stratégique initialement défini, mais à sa capacité d’ajustement continu. Si définir une borne temporelle (cinq ans, par exemple) sert de repère collectif, c’est surtout dans les processus de veille, de bilan et de réexamen que se joue la performance digitale d’une collectivité.

Au final, un schéma directeur numérique pertinent n’est ni un document éternel, ni un chantier permanent. Il doit coller aux cycles électoraux, intégrer les ruptures technologiques, mais surtout rester flexible : sa durée ne vaut que s’il est adapté en continu. Rester connectés aux réalités du terrain, voilà l’enjeu pour les équipes publiques – et la clé d’un numérique local à la fois solide, inclusif et évolutif.

En savoir plus à ce sujet :

COPYRIGHT © lemagdesterritoiresnumeriques.com.