Comprendre la mutualisation numérique au service des territoires

Dans un contexte de transformation numérique accélérée, la mutualisation des services n’est plus une option marginale, mais un levier stratégique pour les collectivités. Selon une étude de la Banque des Territoires (2022), près de 70% des communes de moins de 10 000 habitants partagent déjà au moins un service avec d'autres entités, principalement pour optimiser leurs moyens et s’adapter aux contraintes budgétaires. Mais la mutualisation ne se résume pas à la seule chasse aux coûts : elle favorise la montée en compétences, l’interopérabilité des systèmes et l’inclusion numérique sur tous les territoires, y compris les plus ruraux.

Comment s’organise concrètement cette coopération ? Quels services sont les plus propices à la mutualisation ? Comment franchir les obstacles liés à la souveraineté des données ou à la diversité des systèmes d’information ? Plongeons au cœur des dispositifs et pratiques qui réinventent la gestion numérique dans les communes, intercommunalités, départements et régions françaises.

Quels services numériques peut-on mutualiser ? État des lieux

La diversité des services concernés illustre la richesse des potentialités offertes par la mutualisation numérique. Voici un panorama des services le plus fréquemment partagés, appuyé sur des cas concrets et retours d’expérience.

Les infrastructures et solutions techniques de base

  • Hébergement et gestion des data centers: Les centres de données mutualisés permettent de sécuriser l’hébergement des applications et des données, tout en réalisant des économies d’échelle. Le Syndicat mixte Ardèche Drôme Numérique, par exemple, opère un data center partagé, accédant à des niveaux de résilience et de sécurité équivalents à ceux des grandes métropoles [source].
  • Réseaux et services cloud: Solutions de messagerie, stockage en ligne, téléphonie sur IP ou plateformes collaboratives (suite bureautique, visioconférence) constituent la base de l’environnement numérique de travail mutualisé. Le GIP SIB (Bretagne) propose ce type de solutions à ses membres (collectivités, CHU, etc.).
  • Systèmes d’authentification, SSO, et gestion des droits d’accès: Mutualiser la gestion des identités facilite le passage d'une commune à l'autre pour un agent et limite le risque d’erreur ou de faille de sécurité liée à la multitude des systèmes.

Les services numériques métiers

  • Paiement en ligne et démarches administratives (e-administration) : Portails de démarches unifiées (état-civil, urbanisme, inscriptions scolaires), paiement en ligne, gestion des actes administratifs : ces briques pionnières de la e-administration sont désormais largement mutualisées, souvent sous pilotage communautaire ou départemental (exemple : la plateforme demarches-simplifiees.fr est utilisée collectivement par plusieurs milliers de collectivités).
  • Gestion des ressources humaines et finances publiques : Les solutions logicielles transversales de paie, gestion du temps, comptabilité sont souvent mutualisées à l’échelle d’une communauté d’agglomération ou via un centre de gestion départemental. Selon l’Assemblée des communautés de France (AdCF, 2021), plus de 55% des intercommunalités partagent au moins une brique RH ou financière.
  • Services SIG (Systèmes d’Information Géographique) : Les plateformes SIG mutualisées (exemples : SIG47 dans le Lot-et-Garonne, ou le Géoportail) permettent la gestion partagée des données cartographiques, urbanisme, risques naturels, voirie…

Les solutions transversales à vocation sociale ou citoyenne

  • Portails citoyens et applications mobiles: Les intercommunalités mutualisent de plus en plus les outils de relation usager : FAQ, signalement d’incidents, participation citoyenne (plateformes comme Cap Collectif, Decidim, Civocracy).
  • Solutions d’inclusion numérique: Mutualisation de conseillers numériques, formation en présentiel ou en ligne, prêt d’équipements, coworking public… Les “lieux ressources” sont souvent portés à l’échelle de territoires étendus (cf. projets France Services).

Les plateformes de données et observatoires mutualisés

  • Portails Open Data: La mutualisation des plateformes de publication (en open source ou service clé en main) permet d’harmoniser la diffusion des jeux de données publics – voir le portail OpenDataSoft utilisé par de nombreux départements, ou le projet DataGrandEst [source].
  • Observatoires locaux ou régionaux: Suivi des politiques publiques, de la transition écologique ou du développement économique : la collecte et l’analyse des données sont mutualisées via des observatoires (ex : Observatoire Numérique Régional d’Île-de-France, partenariat Région/CCI/INSEE).

Les moteurs de la mutualisation numérique

Qu’est-ce qui pousse les territoires à aller vers la mutualisation ? Plusieurs facteurs convergent, renforcés ces dernières années :

  • Contraintes budgétaires : L’achat de solutions et la gestion de projets IT sont onéreux ; mutualiser permet partage des compétences spécialisées (DSI mutualisée, acheteurs, chefs de projets, etc.).
  • Sécurisation juridique et technique : Conformité au RGPD, sécurité des SI, continuité de service : mutualiser renforce l’homogénéité et la résilience dans la gestion des risques.
  • Montée en compétence et acculturation numérique : Mise en réseau des agents, partage d’expertise, organisation de formations communes… La mutualisation, c’est aussi une dynamique humaine, apprenante.

Certaines régions – Nouvelle-Aquitaine avec son “Réseau des Interconnectés”, Grand Est ou Hauts-de-France –, affichent des plateformes régionales très structurées pour soutenir la mutualisation des outils et des usages numériques à grande échelle (plus de 800 collectivités bénéficiaires pour DataGrandEst).

Les freins et défis de la mutualisation dans le numérique public

Si l’intérêt de mutualiser est largement reconnu, la mise en œuvre n’est pas sans difficultés :

  • Hétérogénéité des systèmes existants : Près de 87% des collectivités utilisent des logiciels ou infrastructures “historiques”, plus ou moins compatibles. Des investissements dans l’interopérabilité sont indispensables (Rapport CNIS 2022).
  • Souveraineté et protection des données : L’hébergement en France, la compatibilité avec le RGPD et la question de l’accès aux données sont des points d’achoppement fréquents, renforcés par la sensibilité croissante à la souveraineté numérique (voir travail de la DINUM et du Cloud de confiance).
  • Organisation et gouvernance: Qui pilote ? Qui finance ? Qui administre ? La gouvernance doit être partagée, ce qui impose de formaliser conventions, comités de pilotage et modes de dialogue. L’exemple du SICTIAM (Alpes-Maritimes) montre comment un syndicat intercommunal peut piloter à grande échelle la mutualisation de solutions numériques pour près de 400 communes.

Des modèles organisationnels variés et évolutifs

La mutualisation n’a pas de modèle unique. Elle se développe selon différentes formes :

  • Syndicats mixtes et groupements d’intérêt public (GIP): Le SICTIAM, le SMILE (Pays de la Loire / Bretagne), ou des GIP régionaux structurent durablement l’offre mutualisée.
  • Plateformes départementales ou régionales: Mise en commun de services numériques, portails open data ou d’outils SSO (cf. le programme ORT - Outils Régionaux Mutualisés - de la Région Occitanie).
  • Mutualisation à la carte: Certaines collectivités se coordonnent ponctuellement sur un projet précis (exemple : développement d’une appli mobile ou d’une plateforme d’appels d’offres dématérialisés).

L’essor des plateformes techniques en open source (ex : solutions basées sur Linux, Nextcloud, Dolibarr, ou Doctrine pour la gestion des marchés publics) facilite ce mouvement : code partagé, coût mutualisé, indépendance accrue, adaptabilité aux besoins locaux, tout en restant compatible avec les standards nationaux.

Facteurs-clés de réussite et pistes d’amélioration

  • Diagnostic partagé et définition du besoin réel : Pour que la mutualisation fonctionne, il s’agit d’analyser collégialement les processus métiers, d’identifier les redondances et de reconnaître les besoins d’harmonisation – tout en préservant certaines spécificités locales.
  • Interopérabilité by design : Les outils choisis doivent proposer des API, standards ouverts, ou des connecteurs capables d’évoluer (voir doctrine du numérique “intégration d’API dès la conception”, promue par la DINUM).
  • Accompagnement et formation : L’échange de bonnes pratiques, la “mise en réseau professionnelle” (par les Interconnectés, la FNCCR, l’AdCF…) dynamisent la réussite collective. La charte nationale des Conseillers Numériques (France Services) prévoit des dispositifs de pédagogie mutualisés.
  • Évaluation des gains et retour d’expérience : La mesure des impacts (qualité de service, économies générées, satisfaction usagers/agents) est une étape cruciale, souvent suivie d’une démarche d’amélioration continue.

Une dynamique à amplifier pour des territoires plus résilients

La mutualisation numérique ne se limite pas à la simple addition de moyens : elle incarne un changement de posture, fondé sur la solidarité, la confiance et l’innovation partagée. La diversité des formes et des échelles montre que, quelle que soit la taille ou le contexte, chaque collectivité a tout à gagner à s’approprier collectivement ses outils numériques : robustesse, économies, mais aussi attractivité en matière de compétences et de services pour les citoyens. Le défi des prochaines années sera d’étendre encore cette dynamique, pour ne laisser aucun territoire sans solutions adaptées, sécurisées et soutenables.

Pour aller plus loin :

En savoir plus à ce sujet :

COPYRIGHT © lemagdesterritoiresnumeriques.com.